C’était la fête à l’école, le drink de l’amitié après les proclamations. Il fait chaud, on goûte avec plaisir un peu de mousseux bien frappé et on déguste ensuite une bière spéciale au champagne, La Brute, sujet de TFE d’une étudiante qui en avait apporté quelques bouteilles pour ses profs. L’ambiance est bon enfant, joyeuse, détendue, enfin l’été et les vacances.
Soudain, coup de tonnerre, le ciel est noir, des trombes d’eau s’abattent sur le campus. Je vais attendre que ça passe avant de rentrer chez moi. Vers 21h00, accalmie, j’en profite pour courir vers ma voiture, je serai quand même bien mouillé quand je prendrai le volant pour ce qui sera une longue, très longue aventure.
De l’univ à chez moi, il faut d’ordinaire une demi-heure. Cette nuit, je passerai 5 heures d’horreur sous les rafales et les éclairs, souvent à l’arrêt sur les routes inondées et barrées par des arbres couchés en travers. Je ne sais pas combien de branches et de troncs j’aurai déplacés cette nuit avec d’autres automobilistes, pataugeant dans la gadoue avec mes mocassins d’été. Je rentrerai épuisé à deux heures du matin, trempé comme une lavette, dégoulinant d’eau de pluie, de transpiration et de boue.
J’ai vu des centaines d’arbres cassés par la tempête encombrer l’autoroute A54 fermée depuis cette nuit à la circulation et quand j’arriverai dans mon village, après de nombreux demi-tours à cause des accès impossibles, je verrai des toits crevés, des planches arrachées et des pompiers karchérisant les rues et les trottoirs jonchés de détritus, de feuilles, de terre, de tuiles brisées. Et chez moi, que vais-je retrouver ?
Dieu merci, la maison est intacte, juste un peu d’eau dans les caves et la cuisine mais Marie-Thérèse a tout torchonné. Chez nous, c’est du détail, de l’anecdote, du rien du tout en comparaison avec les dégâts subis par nos voisins malchanceux : la cheminée de l’un arrachée par le vent a défoncé son toit et sa charpente, les tuiles de l’autre se sont envolées et ont pété sa voiture.
Il est deux heures du matin, la nuit est noire depuis que les éclairs se sont enfin éteints. Je fais le tour du jardin avec une lampe de poche. Quand j’arrive au bout, près de l’étang, je devine le carnage. De nombreux arbres sont par terre, de mon prunier il ne reste qu’un tronc nu comme un totem, le plus haut de mes sapins est cassé en deux et sa tête en tombant a bousillé des clôtures et une palissade, la rivière a débordé de son lit et se balade sur ma petite prairie, le toit de la bergerie d’un voisin a volé comme un tapis d’Orient pour venir se poser contre ma cabane à outils. Quand je lève les yeux, dans la faible clarté de la lune, je ne vois plus les silhouettes des hauts peupliers qui bordaient l’étang. Ils se sont couchés, abattus par la foudre et le vent qui ont frappé notre coin. Mais les grenouilles s’en tapent les cuisses et chahutent comme d’habitude. Moi je suis claqué et affamé, j’éteins ma torche, je remonte vers la cuisine où j’avale en quelques bouchées la lasagne froide qui m’attendait dans le four que je n’avais qu’à allumer. Je me débarrasse dans la cave de ma chemise blanche et de mon pantalon en léger coton aussi boueux que l’eau remontée des égouts au sous-sol et vais, enfin, me coucher. On verra demain.
Demain, c’était ce matin. J’ai vu. Chez moi, tout va bien, c’est rien. Juste quelques ardoises envolées, quelques seaux de boue à évacuer, quelques arbres à débiter. À la fin de la journée, avec brosse, raclette, petite tronçonneuse et beaucoup d’énergie, on aura déjà déblayé le plus gros.
Mais chez pas mal de voisins et plus loin dans le village, les dégradations sont importantes – heureusement pas de blessés – et j’ai vu de nombreux visages stressés. Après l’orage et la pluie ne vient pas forcément le bon temps. Tuiles, inondations, boue et dégâts de toitures riment avec factures. Et moins grave mais déplaisant quand même, dans les jardins, il n’y aura pas beaucoup de fruits et de fleurs cet été. Chez moi, par exemple, les cerises vertes se ramassent à la pelle, les prunes sont écrabouillées avant d’être mûres, les poires et les pommes, toutes petites encore, sont dans l’herbe bouffées par les poules. Quant aux groseilles, ouf, j’ai englouti les quelques grappes que le sapin n’avait pas explosées.
Mais ce que j’ai vu aussi cette nuit et toute la journée, ce sont des gens qui se parlent, qui s’entraident, qui s’inquiètent les uns des autres. Sous le ciel lourd, humide et complètement dingue de cet été de merde, tout n’est pas foutu : comme le chante Enrico, les gens du Nord ont dans le cœur le soleil qu’ils n’ont pas dehors.