C’est la journée mondiale sans tabac. Je viens de l’apprendre par le petit écran où défilent tabacologues, dentistes, médecins, psychologues, fumeurs et non-fumeurs qui y vont chacun de leur témoignage. Je les écoute attentivement car je me sens toujours très concerné par le sujet. Je compte mentalement : je dois vivre aujourd’hui aux alentours de ma trois mille deux cent cinquantième journée sans tabac. J’ai, en effet, éteint mon dernier mégot au retour de vacances corses en 2005. J’avais peu fumé pendant mon séjour sur l’Île de Beauté, d’une part parce que c’était interdit sur les sentiers de randonnée dans le maquis et d’autre part parce que dans le vent, sur les plages ou le pont des bateaux, ce n’était pas spécialement agréable. Je pensais d’ailleurs déjà sérieusement à arrêter pour de bon, depuis trop longtemps je sentais que ce poison me rongeait la forme et me polluait la vie.
Mais quand j’ai repris le chemin du travail, j’ai aussitôt retrouvé mes mauvais réflexes : première cigarette avec le café du matin, deuxième avec le deuxième, troisième avec le premier tour de ma clé de contact dans la voiture, suivantes dans le trafic, etc. Mais après deux ou trois jours, j’en ai eu ras les poumons.
Un beau matin de ciel bleu, au premier ralentissement des voitures sur l’autoroute, comme d’habitude, j’allume ma énième cigarette du matin, je tousse, j’ai un haut le cœur – les premières clopes de la journée me donnaient depuis quelques mois la nausée – et… au lieu de la porter à ma bouche, je me dis que ça suffit, je l’écrase dans le cendrier plein, je baisse la vitre de ma voiture et la balance sur le bitume. Je sais, ce n’est pas bien. Pire, j’ai balancé ensuite tout mon paquet de Barclay et j’ai vu dans mon rétroviseur la voiture qui me suivait l’écrabouiller.
Je n’ai plus fumé depuis. C’était en juillet, il faisait beau et j’ai passé un été épouvantable car à chaque instant, je crevais d’envie de recommencer. Mais pas question, j’avais jeté aussi tous les cendriers de la maison, sauf le beau que nous avions acheté lors d’un voyage au Maroc planqué dans l’armoire à brols de la cave. J’ai pensé plusieurs fois le rapporter dans le living, mais j’aurais eu l’air de quoi aux yeux de ma femme et de mes filles. Et des miens. J’ai donc tenu bon. Et aujourd’hui, j’en suis tellement heureux.
Depuis près de dix ans, j’apprécie les odeurs du jardin, je goûte la saveur des aliments ainsi que les parfums et arômes des bonnes bières et du vin, j’ai de bonnes jambes sur le terrain de tennis, j’ai des poumons à nouveau propres, un cœur en bonne santé, des dents blanches et une haleine fraîche.
Mais de temps à autre, attention, le démon se réveille. Oh ! pas longtemps. Quelques secondes seulement. Le temps de croiser un fumeur qui exhale un nuage bleu de Gitanes qui vous chatouille les narines. Le temps d’apercevoir – et d’envier – un ouvrier qui se réchauffe les mains autour d’une l’allumette qui craque et d’une cigarette qui rougeoie. Le temps de respirer, comme cette après-midi entre deux tailles de haies, assis sur le vieux tronc derrière ma cabane là où j’ai eu l’habitude pendant trente ans de me griller une bonne sèche et de siroter une bière fraîche pour me reposer après le boulot dans le jardin. De temps à autre, rarement Dieu merci, l’envie d’une bonne petite cigarette me titille, un fumeur ne devient jamais un non fumeur.
Juste un fumeur qui n’allume plus de cigarette.