Etienne me montre avec fierté l’immense parc-jardin qu’il a créé et entretenu depuis plus de quarante ans à l’arrière du magnifique petit château qu’il a également restauré. Autour de quelques grands arbres séculaires, Etienne a planté une grande variété d’arbustes, rhododendrons, azalées et hydrangeas et réalisé un sublime « jardin blanc » à la française mais aux parterres de fleurs blanches à l’anglaise, disposées autour de deux bassins et jets d’eau. Il m’explique avec des termes de connaisseur les différentes essences qui nous entourent, je fais semblant de comprendre mais je me laisse tout simplement émerveiller par la beauté de l’endroit. Au bout d’un sentier, le sol est recouvert de pétales blancs et grands comme des mouchoirs de poche. Je me baisse pour en ramasser un et suis étonné par sa douceur de soie.
– Et ça, c’est quoi comme fleur, Etienne ?
– C’est une « bractée », Michel, de mon Davidia involucrata appelé plus communément » arbre à mouchoirs », lève les yeux et regarde comme il est beau.
À quelques mètres au dessus de nos têtes, l’arbre déploie ses branches comme un parasol aux baleines duquel on aurait accroché des dizaines de mini-serviettes blanches pour les laisser sécher après la lessive. Pendant qu’Etienne, encore plus bavard que moi (si, si c’est possible !) me parle de sa passion (« quand je serai grand, je serai médecin ou jardinier, disait-il à son père »), je plie un des jolis « mouchoirs » tombé de l’arbre et le mets en poche. J’en aurai besoin cet après-midi !
Etienne, vieux camarade de classe et grand organisateur de retrouvailles, m’a proposé de l’accompagner chez Roland, un autre condisciple de rétho que je n’ai plus jamais revu. Roland est emprisonné dans son corps paralysé depuis 18 ans par le locked-in syndrome. Mais il est extrêmement vif dans sa tête, un véritable poète et combattant comme je l’avais déjà décrit dans un billet précédent.
Je vais donc le revoir cet après-midi avec Etienne dont les conseils de médecin me viendront à point pour me comporter comme il se doit devant notre ami. Je suis, en effet, un peu anxieux, je ne sais pas trop comment je devrai converser face au handicap de Roland. La rencontre se déroulera toute seule, simple, naturelle, chaleureuse. Jeanine, l’épouse de Roland, nous racontera sa vie au quotidien tandis que Roland communiquera avec nous grâce à « Lucy » son ordinateur spécial qu’il commande avec un projecteur laser qu’il porte sur le front et dont il dirige le rayon sur les lettres d’un clavier pour former à l’écran les phrases qu’il veut nous dire. Impressionnant… et très émouvant.
Et même amusant quand Roland nous surprend avec des mots drôles comme, par exemple, « galoche », le surnom d’un prof que nous évoquions et qui avait, je n’y pensais plus, un menton plus que volontaire. Nous passerons toute l’après-midi à partager de vieux souvenirs et raconter nos actualités. « Roland t’es fatigué ? » demande-t-on à plusieurs reprises. J…A…M…A…I…S… lit-on sur l’écran. Je n’ai pas sorti la bractée blanche de ma poche même si parfois j’aurais bien essuyé une petite perle aux coins de mes yeux.
Nous avons quitté Roland vers cinq heures pour une deuxième belle aventure. Par le plus grand des hasards, Etienne a obtenu il y a deux jours l’adresse secrète de Bernard, un autre ami d’école que nous n’avons jamais pu joindre depuis la fin de nos humanités. Bernard était déjà un jeune « à part » dans notre classe, dévoré par un univers éloigné du nôtre, la musique classique. Pianiste de haut niveau, lauréat du Conservatoire, Bernard ne partageait pas nos intérêts d’ados pour le foot, les Beatles et les nanas du lycée. Durant les cinquante ans qui ont suivi la sortie du Collège, il n’a jamais répondu à nos invitations pour les dîners et autres réunions d’anciens. Mais cette année est exceptionnelle : on fêtera en automne les cinquante ans de sortie de Rhéto. Albert, notre vieux professeur-titulaire rêve de voir réunis autour de lui ses cancres encore vivants car dit-il avec humour « on s’approche dangereusement de l’éternité ».
Etienne et moi, avons donc décidé de nous rendre chez Bernard. On verra bien comment il réagira. Après que le GPS nous ait longuement baladé dans des chemins de campagne, nous nous sommes retrouvés devant une maison aux volets clos mais aux haies fraîchement taillées et au parking occupé par une voiture. L’habitant des lieux n’est donc pas loin. Nous sonnons, nous frappons sur les volets, mais rien ne se passe. Nous allons voir chez la voisine qui nous dit qu’il doit être là car il y a une demi-heure, le pianiste jardinait. Nous revenons, nous resonnons, nous retoquons, rien ne se pass… oh si ! la porte du garage se lève et apparaît une dame qui nous demande sèchement ce que nous voulons. Etienne la rassure et explique notre démarche tout en faisant référence à sa passion pour la musique et à un concert de Bernard auquel il a assisté il y a 20 ans : la dame se détend et nous dit que l’artiste est là mais tellement discret qu’il ne nous recevra pas « vous savez quand même comment il était, il n’a pas changé… mais laissez-lui vos coordonnées, il vous recontactera peut-être ». Je détache une page de mon Moleskine et y écris nos adresses email ainsi que quelques mots souhaitant sa présence à notre fête des cinquante ans. Viendra ? Viendra pas ? On verra. Je serre une seconde fois le mouchoir de l’arbre au fond dans ma poche.
Nous reprenons la route pour une cinquantaine de kilomètres sous l’orage et la drache, à destination du château d’Etienne où nous boirons dans la cuisine avec Marie sa formidable épouse, un verre de blanc tout en racontant notre après-midi extraordinaire. Mais … « oh la la, t’as vu l’heure Michel ? », je ne dois pas traîner, dans vingt minutes commence une des dernières soirées du concours piano Reine Élisabeth (auquel participa en son temps notre ami Bernard, aujourd’hui virtuose spécialiste de Scriabine). Etienne et Marie ne veulent pas manquer les premières notes du concert et moi non plus, Marie-Thérèse doit sans doute déjà m’attendre. Je m’en vais, au revoir, bises, à bientôt, quelle après-midi intense, il y a de ces jours de grâce !
Je m’assieds au volant et fais fonctionner mes essuie-glaces pour balayer les larmes de pluie sur mon pare-brise. Les yeux me piquent, est-ce le vin ? Les souvenirs ? L’émotion ? Le bonheur ?
Pas de souci, j’ai un mouchoir d’arbre chiffonné dans ma poche.
Davidia involucrata – Arbre à mouchoirs (Wikipedia)